Le 17 mai, le 171e RI remonte donc au front ; la bataille mal préparée est effroyable et plutôt que de recopier le journal de marche, je vais livrer ci-dessous –dans son intégralité- le récit haletant, poignant, d’un soldat vosgien, Jules Gillet , qui raconte, dans une longue lettre à son épouse (reproduite dans le recueil « Paroles de Poilus »), le combat des premières heures qui a coûté la vie à son frère Camille :
« La Croix St Jean le 19 mai 1915
Aujourd’hui, j’ai un peu de courage et je vais te raconter le bilan des trois journées terribles et d’enfer, où j’ai cru ne jamais te revoir. Comme je t’ai écrit, dimanche nous devions attaquer dans le bois d’Ailly si tristement célèbre, et qu’on peut appeler le tombeau du 171e. Comme toujours, nous allions pour réparer la lâcheté du 8e de ligne et du 73e, qui sans tirer un coup de fusil ont abandonné le terrain que nous avions conquis au prix de pertes terribles depuis le mois d’octobre dernier. Quand on nous a rappelés de Blainville, les Allemands les ont attaqués, ils se sont tous rendus, plus de sept cents, les Allemands nous ont enlevé plus d’un kilomètre de tranchées, avec tous les boyaux de communication. Enfin, nous partions dimanche à midi de Vignot, on nous a fait coucher dans le bois jusqu’à la nuit, et nous étions bien tristes nous deux, mon pauvre Camille à chaque instant, nous nous faisions de nouvelles recommandations en cas de malheur, puis nous partons, nous marchons jusqu’à deux heures du matin. Notre artillerie faisait de terribles ravages au dire de plusieurs officiers, on n’a jamais vu de bombardements pareils, nous étions tous à moitié fous. Nous arrivons enfin au point où nos lignes s’arrêtaient, on nous donne le signal de la charge, et nous partons après nous avoir serré la main une dernière fois. Nous bondissons dans le feu des mitrailleuses des Boches embusqués dans leurs tranchées, la première ligne se rend au bout de quelques minutes, nous faisons neuf cent dix prisonniers et nous prenons deux mitrailleuses, là nous respirons cinq minutes et on repart plus loin, malheureusement un bataillon qui devait nous renforcer n’a pas voulu marcher, et, réduits à nous seuls le succès n’a été que partiel. Nous avons encore pris une autre tranchée et à la moitié d’un boyau de communication qui relie une autre tranchée allemande, justement, ma section se trouve dans le boyau, point dangereux entre tous. Les Allemands sont à trois ou quatre mètres de nous et tout homme qui est vu est un homme mort, nous sommes toujours ensemble, Camille est brave aussi, par moment il faut se découvrir pour tirer et ils n’arrêtent pas. Les cartouches manquent, nous prenons les fusils des Allemands, des prisonniers et des morts, et nous les tuons avec leurs munitions. Vers 10 heures du matin un homme de liaison du commandant vint disant qu’il faut tenir « à tout prix » et que l’on se prépare, les Allemands ont reçu du renfort et vont contre-attaquer. Nous sommes à peu près cent hommes dans ce boyau et un régiment de la garde vient sur nous, et il est forcé de passer sur nous s’il ne veut pas se découvrir. Notre artillerie commence à les exterminer dans leurs tranchées, c’était horrible, les bras, les jambes, tout volait en l’air, et les cris affreux, alors ils se lancent sur nous avec des boîtes à mitraille, nous étions au bout du boyau, les premiers tombent sur nous, j’étais comme fou, les camarades tombent tout autour de moi, je ne vois plus rien, mais chose curieuse, je n’avais pas peur. Je comprenais que si nous lâchions, nous étions aussi sûrement perdus, et pour tirer plus juste nous montions sur le talus de la tranchée. Là nous les tuons au fur et à mesure qu’ils avancent dans le boyau où ils ne peuvent passer qu’un à un. Mais leurs bombes tombent toujours et c’est terrible de voir les camarades hachés, je suis tout couvert de sang. Camille à côté de moi tire sans arrêter ainsi que les autres qui restent debout. Quand là, malheur ma Louise, j’ai eu la plus grande peine, mon frère tombe à la renverse dans mes bras. Il vient de recevoir une balle dans la tête, et tu sais qu’elles ne pardonnent pas, je le panse tout de suite, hélas il n’a pas souffert, il avait un trou comme un œuf et j’étais tout couvert de cervelle. Ah! le malheureux, je le vois toujours devant moi, il n’a pas souffert et tout de suite il est mort en vomissant du sang de la bouche, du nez et des oreilles. Je l’ai recouvert de sa couverture puis j’ai demandé au lieutenant pour sortir la nuit et l’enterrer à un endroit où on puisse le retrouver, il n’a pas voulu me laisser sortir, disant que je courais à une mort certaine. Les Boches lançaient des fusées éclairantes à chaque minute, enfin, fou de désespoir, ne sachant comment faire, je me suis mis à creuser un trou derrière la tranchée, et là, je l’ai enterré avec ma petite croix et la prière d’un fou, car, à ce moment-là, je n’étais plus en moi. Si je reviens, je saurai bien le retrouver mais, hélas, nous sommes destinés à finir ainsi, ma pauvre femme, et jamais je ne te reverrai. Si tu veux, fais part de ma lettre à Blanche, ou si tu n’as pas la force de le faire , donne la à une de mes sœurs, pour moi je n’en peux plus, et je n’ai pas la force de lui dire. Je lui ai écrit une carte où je lui dis qu’il est dangereusement blessé, ça la préparera un peu. Je termine, ma Louise, faute de place et de temps, je crois que nous y retournons encore aujourd’hui, ou demain matin. C’est terrible, et on ne peut qu’obéir, et plus tard si je suis encore là, la suite de ces terribles journées. Dis bien à Blanche qu’il a été vengé, car j’en ai descendu je ne sais combien, tu peux penser, nous n’étions qu’à quelques mètres et je te jure qu’autant se montraient, autant tombaient, et je ne sais comment je suis encore là. Je suis tout couvert de sang, la figure et les mains. C’est affreux. Au revoir, ma Louise, ou plutôt adieu
Ton Jules »
Voilà! Ils y retourneront demain…
Filed under: Blog, Histoire de Léon by Marie-Noëlle
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