Visions sinistres

« Entre Bertrichamps et Moyen, l’étape avait été longue, nous avions traversé le secteur des tombes. Au début des hostilités, au cours de la bataille des frontières en ces régions, trois mille hommes, en quelques heures, Français et Allemands, étaient restés sur le terrain, leurs tombes étaient partout, sur le bord du chemin, sur les coteaux voisins, même jusque dans les jardins et sur toutes celles des Français, on voyait déjà les premières fleurs d’avril apportées sur les tertres. Pourtant il y avait dans un champ, sous la terre fraichement labourée, un monticule sous lequel il était facile de deviner une tombe, et tout près une croix fraîchement arrachée et jetée sur le sillon voisin. Je ne sais si le pauvre diable qui reposait là était français ou allemand ; mais sous la terre retournée sur son corps, l’homme tombé au service de sa patrie finissait enfoui comme un chien, après avoir été d’abord victime du devoir, il l’était encore dans la mort ou de l’ingratitude ou de la haine. »

Cette réflexion de Charles Galliet témoigne des agressions psychologiques subies par les soldats tout juste rescapés d’une sanglante bataille. Et en rappelle une autre :

En février, descendant d’un affreux séjour au Bois-brûlé (voir article éponyme), les soldats avaient eu une horrible vision :

«…nous ne redescendîmes de notre calvaire qu’à la pointe du jour, suivant la route de La Louvière, nous atteignîmes celle de St Aignan à l’heure où se levait le soleil. A ce point, devant nous, c’était au sud de la route de l’étang de Ronval et le chemin du fort de Liouville. Entre l’étang et les pentes boisées du fort, dans les herbes sèches d’une coulée de prairie large de trois cents mètres, une ligne de fantassins couchés, les armes dans les mains. Mais que faisaient-ils là, en lignes de sections dans la plaine, immobiles ?

Ils attendaient depuis cinq mois l’assaut du lendemain, c’étaient des morts dans leurs capotes bleues et leurs pantalons rouges, ils s’enfonçaient lentement chaque jour dans la boue du marais, et nul n’osait s’aventurer près d’eux. La France saurait-elle qu’ils étaient tombés là côte à côte, dans un soir de septembre et qu’ils y avaient fixé son ultime frontière de ces temps douloureux ?

Et ce fut comme si tout s’était conjugué dans ce matin d’hiver pour que chacun de nous emportât cette dernière vision des horreurs du Bois d’Ailly et de la forêt d’Apremont. »

 

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