27 octobre 1914, au Bois d’Ailly

Le journal de marche et des opérations du 171e recopie le 25 octobre l’ordre n°121 (qui félicite les troupes de Belfort pour leur bonne conduite et leur ardeur au combat) et sur la même page l’ordre n° 122 qui annonce une attaque pour le 27 dans le secteur du Bois d’Ailly.

« l’ennemi qui est devant nous a diminué de nombre et de qualité, affirme le Général en préambule, ce serait honteux de nous laisser tromper par une façade, solide sans-doute, mais qui masque presque sûrement un ensemble affaibli. »

On va donc attaquer… par surprise.

Stratégie brillante sur le papier :

 

Le 27 octobre une attaque surprise sera exécutée sur les tranchées ennemies au sud-ouest du Bois d’Ailly : s’en emparer et aborder l’allée forestière pour « l’enfiler immédiatement par des feux, si possible de mitrailleuses ». Poursuivre ensuite la conquête des tranchées une à une et atteindre la lisière nord des bois.

(…)

L’attaque sera déclenchée aux premières lueurs du jour par 25 hommes « choisis résolus – bien commandés- connaissant bien le terrain ». Cette troupe s’élancera depuis la tranchée A(française) sur le saillant S (allemand), à la grenade et à la baïonnette, appuyée par des patrouilles mordantes et les flancs étant gardés.(…) Des hommes munis de sacs de terre seront prêts à établir des traverses dans la tranchée conquise.

Les éléments d’attaque seront munis de cisailles.

Les tranchées conquises seront immédiatement organisées tandis que les troupes de seconde ligne progresseront vers l’allée forestière.

L’artillerie ne sera pas appelée pour ménager l’effet de surprise mais elle se tiendra prête à battre le sommet du Bois d’Ailly.

Les soldats seront pourvus d’un repas froid copieux.

Résultats dans la réalité:

A 5h30, le détachement de reconnaissance, en trois fractions, se porte vers la tranchée à conquérir. Un de ses membres, un sous-lieutenant, est perdu en route (il sera retrouvé le 28, le képi troué, complétement hébété). Les autres, sous le commandement d’un adjudant vont de l’avant, trouvant un passage entre les abatis (branchages et fils de fer enchevêtrés) –des « trous de loup »- Il divise sa troupe en trois : les uns vers la droite, les autres vers la gauche, lui et quelques hommes au centre. Il commande   à voix basse « en Avant ! », (ce qui est la devise du 171e !!). Trois grenades sont lancées par dessus le parapet de la tranchée, deux seulement éclatent. Les hommes tirent sur la sentinelle allemande et sur des hommes couchés dans des niches. Les Allemands ripostent et tous les chefs français du détachement sont tués ou blessés.

5h50 : les colonnes d’assaut tentent d’entraîner leurs hommes mais c’est trop tard, le feu violent de l’adversaire les cloue sur place : la surprise a échoué.

6h20 : l’artillerie agit en vain et doit rectifier son tir après 10 mn (ils tiraient sur leurs camarades ?)

7h15 : nouvelle vaine tentative d’assaut, deux officiers tombent (1 tué, 1 blessé)

7h40 : le Colonel insiste : que l’on force l’obéissance (souligné dans le texte)

…mais les Français, dès qu’ils se lèvent sont aussitôt fauchés par les mitrailleuses allemandes qui sont à moins de 50m !

8h40 : nouvel ordre d’attaque, après préparation par l’artillerie, par petites fractions. Le mouvement s’exécute lentement avec beaucoup de difficultés.

Bas état moral de la troupe, qui a perdu beaucoup de ses chefs, est composée par ailleurs de nombreux réservistes nouvellement arrivés, ou de soldats qui ont déjà à 4 ou 5 reprises attaqué vainement ces mêmes ouvrages ennemis dont ils connaissent la qualité et l’organisation.

Devant ces faits, le Général commandant la Division ordonne de suspendre l’opération.

Résultat de la journée :

Une légère progression (50 m environ du côté des tranchées allemandes, 50m vers le nord) et la bande de terrain conquise a aussitôt été organisée en tranchées.

Pertes pour le 171e RI:

18 tués, 41 blessés, 25 disparus

« …presque tous dans le seul mouvement pour se dresser et franchir les tranchées »

Le Colonel Pallu qui dirige le 171e RI, signale en outre le manque d’outils du génie (pioches en particulier) et l’inutilité d’un nouvel engin le « bouclier roulant », inutilisable dans la partie boisée et garnie d’abatis où se trouvent les tranchées

 

Le quasi échec de l’opération du 27 octobre sera constaté par le Général commandant le 8e C.A., attribuant l’insuccès au malheureux coup de feu tiré trop tôt, « alors que la baïonnette était si bien indiquée »… mais dit-il « la tentative est toute à l’honneur des régiments de la Brigade de Belfort, notamment du 171e ». Les morts et les blessés seront décorés… Le Colonel, après avoir transmis ces remarques et ces félicitations à ses troupes conclut : « Préparons nous à mieux faire. Pour la Patrie. Toujours. Signé : Pallu »

Cette vaine offensive, qui sera suivie de beaucoup d’autres, illustre à merveille la culture de l’offensive à tout prix qui prévalait chez les officiers français au début de la guerre.

Pour Charles Galliet, cette date du 27 sera désormais funeste. Il témoigne: « Les Allemands avaient dissimulé dans leurs parapets des armes fixes dont le tir était ajusté sur chacun de nos créneaux; ils n’avaient plus besoin de viser, chaque fois qu’ils pressaient sur la gâchette la balle faisait mouche sur la tête de nos pauvres tireurs. »

Annexes: Balles, marmites, schrapnells, obus

J’ai utilisé pour cet article:

– le recueil « Paroles de Poilus », Lettres et Carnets du front , Editions Librio – Radio France, 1998

– Ceux de 14, par Maurice Genevoix, Editions Flammarion 1953 et 2013

Celui-là, je l’ai trouvé comme ça:

J’étais à la Fnac et je venais de dépasser un rayon de livres de grand format sur la Grande Guerre, pleins de cartes postales de ruines et de poilus colorisés.

Eh bien pensai-je « il y en a des livres sur 14-18, quand je voudrai écrire mon truc sur Léon Mühr, comment choisir, il faudra m’aider » (j’ai en effet la croyance que les défunts ne sont pas très loin, juste de l’autre côté du chemin, comme on dit à l’église lors des enterrements). Ces réflexions m’ayant fait dépasser l’escalator vers la sortie, j’ai pivoté sur mes pieds pour me trouver devant une table basse pleine des petits formats sur la guerre, parmi lesquels brillaient des piles de « Ceux de 14″, on ne voyait qu’elles, cela ressemblait à une injonction. Pure coïncidence me diront les rationalistes. Surement. Mais en tout cas c’est exactement le livre qu’il me fallait: Maurice Genevoix a servi aux Eparges à 15 km à vol d’oiseau de St Mihiel et a vécu sur cette partie du front, au même moment que Léon, l’horrible hiver humide, les rotations entre les premières lignes, les lignes de réserve et les cantonnements dans les villages meusiens  dévastés. Dans la langue superbe du grand écrivain qu’il était, il a exprimé tous les sentiments qui ont pu animer les jeunes combattants.

– l’extrait du livre du Caporal Galtier-Boissière est tiré du livre déjà cité « Vie et Mort des Français, 1914-1918″, page 37

– enfin, la reproduction de la lithographie « éclats d’obus  » de l’artiste britannique Chritopher Nevinson, 1918, est tirée du livre « Entre les lignes et les tranchées » par Jean-Pierre Guéno et Gérard Lhéritier , Editions Gallimard, 2014

Balles, marmites, schrapnells, obus

Un fantassin au front, se trouve presque en permanence exposé à recevoir des projectiles potentiellement mortels, la plupart du temps envoyés par l’ennemi, mais aussi parfois malheureusement venant de son propre camp (par exemple des tirs trop courts de l’artillerie fançaise tombant sur la première ligne). Et au début de la guerre, les soldats français, contrairement aux soldats allemands n’avaient même pas de casque !

Plutôt que de discourir à ce sujet, je vous livre ci-dessous quelques moceaux choisis, du vécu !

« …les balles continuent à pleuvoir autour de moi, je risque d’être à nouveau atteint ; je fais donc tout mon possible pour me traîner dans un trou, j’ai bien du mal à m’y blottir.…

Quelle affreuse nuit !

Rien que la fusillade, car à chaque bruit que fait un blessé, la fusillade reprend, au beau milieu de la nuit, la mitrailleuse balaye le terrain, les balles me passent par dessus la tête, mais elles ne peuvent plus m’atteindre dans mon trou… »

Lettre du poilu Désiré Renault (22 août 1914)

« …je préférerais être bien loin d’ici que de vivre dans un vacarme pareil. C’est un véritable enfer. L’air est sillonné d’obus… »

Lettre du poilu Alphonse X à sa femme (5 mai 1915) qui sera un mois plus tard tué par un obus

« Les lourdes marmites, par douzaines achèvent de ravager les champs pelés. Elles arrivent en sifflant, toutes ensemble ; elles approchent, elle vont tomber sur nous. Et les corps se recroquevillent, les dos s’arrondissent, les têtes disparaissent sous les sacs, tous les muscles se contractent dans l’attente angoissée des explosions instantanément évoquées, du vol ronflant des énormes frelons d’acier. Mais je vois, tandis que le sifflement grandit encore vers nous, des panaches de fumée noire s’écheveler à la crête; presque aussitôt, le fracas des éclatements nous assourdit. Chaque fois qu’un obus tombe, c’est un éparpillement de gens qui courent en tout sens ; et lorsque la fumée s’est dissipée, on voit par terre, faisant taches sombres sur le jaune sale des chaumes, de vagues formes immobiles. »

Maurice Genevoix, Ceux de 14, p. 66

« …des coups de fusil crépitent à gauche, des balles chantent : elles doivent taper vers la section en marche. Les schrapnells se groupent au-dessus d’elle. La ligne onduleuse s’immobilise, tassée dans un vague pli de terrain, pareille à une longue chenille morte. »

Maurice Genevoix, Ceux de 14, p. 68

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« Soudain des sifflements stridents, qui se terminent en ricanements rageurs, nous précipitent face contre terre. Des éclats, des billes cinglent l’air, un gros culot vient en bourdonnant se planter à côté de mon genou.

(…)Les hommes à genoux, recroquevillés, le sac sur la tête, tendent le dos, se soudent les uns aux autres.
Nouveaux grincements, nouvelles explosions. Les billes pleuvent, ricochent sur les gamelles; un bidon percé pisse son vin; une fusée chantonne longtemps dans l’air, comme un méchant moustique… haletants, secoués de tremblements, mes voisins claquent des dents. Leurs visages bouleversés rappellent les grotesques gargouilles de Notre-Dame; dans cette posture de consternation, les bras croisés la tête basse, ils ont l’air de suppliciés qui offrent leur nuque au bourreau.

Le caporal Bidet qui a perdu son képi, me dit entre deux hoquets :

« si ça doit être tous les jours comme ça, j’aime mieux mourir tout de suite !… »

Caporal Galtier – Boissière, la Fleur au Fusil, p. 116-117

Le système nerveux humain n’étant pas adapté à de telles agressions répétées, il va sans dire que les blessures du psychisme n’ont pas manqué d’apparaitre nombreuses chez les combattants et il faudra beaucoup de temps avant que l’on commence à les reconnaître!

Je dédie cet article à mon fils, Damien Jalet, qui en ce moment même, dans l’opéra « Shell shock » à la Monnaie de Bruxelles, danse le rôle d’un soldat sous les obus… pendant la guerre de 14/18

La Brigade active de Belfort

Le 171e Régiment d’Infanterie faisait partie des dix régiments affectés aux grandes places pour le temps de paix. Numérotés de 164 à 173, formés en 1913, ne faisant partie d’aucun corps d’armée, ils étaient destinés en cas de guerre, après avoir été remplacés dans les forts par des unités de réserve et de territoriale, à être transportés sur les points du front les plus en danger, vers les armées qui demandaient leur concours.

Le 171e RI forma dès la mobilisation, avec le 172e RI, la Brigade Active de Belfort, sans attache avec une autre armée, mais à la disposition de toutes celles à qui elle pourrait apporter son secours dans les coups durs. Un matériel ferroviaire spécial était affrété pour la transporter.

Le Général Joffre a un plan

On a vu dans l’article « En passant par la Belgique » que les Allemands avaient commencé dès le 5 août 1914 à exécuter leur plan prévu de longue date : se débarrasser rapidement de la France en passant par le nord pour se retourner, chose faite, vers la Russie.

Ces intentions n’étaient pas ignorées des décideurs français, des stratèges militaires en particulier qui multiplièrent dès le début du siècle les rapports et les alarmes. Puisque la guerre était finalement déclarée il aurait été logique de porter en masse l’armée française vers ses frontières du nord de manière à entrer rapidement en Belgique, dès que la violation de la neutralité de celle-ci aurait été patente. Moyennant quoi, les troupes furent concentrées à l’est, laissant les plaines du nord sans aucune protection, d’autant qu’une politique de démantèlement des places fortes de ces régions avait été menée systématiquement. Et l’on partit à la reconquête de l’Alsace et de la Lorraine (cf article précédent « En Alsace »)…

L’invasion de la Belgique et les appels au secours de celle-ci à bout de résistance laissent de marbre le Général en chef ; il attend, le plus calmement du monde et il y a une bonne raison à cela : il a un plan ! Pour qu’il fonctionne, il lui faut juste gérer l’effroi des généraux, ses subordonnés, et des politiques maintenus à dessein dans l’ignorance de ce qu’il prépare. Au premier rang des inquiets, le Général Gallieni et son successeur à la tête de la 5e armée le Général Lanrezac. Ce dernier ne recevra qu’un silence méprisant en réponse à ses demandes angoissées de porter son armée vers l’ouest pour regarnir les frontières du nord.

Le Ministre de la Guerre, Messimy, qui se ronge les sangs devant l’inertie du Haut Commandement n’aura pas plus de succès. Alors qu’il s’alarmera une nouvelle fois le 19 août de l’importance des forces allemandes en train de passer à Bruxelles, l’adjoint de Joffre, le Général Berthelot, réputé tête pensante du Grand Quartier Général, lui répliquera : « Il est trop tard pour changer notre plan. S’ils passent en masse sur la rive gauche de la Meuse, tant mieux ! Plus ils mettront de monde à leur aile droite plus il dégarniront leur centre ; plus il nous sera facile de les jeter à la mer ! »

Ce faisant il vient de dévoiler « le plan » !

En effet, « Joffre a bien un plan (…) Celui-ci, empreint d’une philosophie napoléonienne qui prescrit de foncer dans le centre de l’ennemi, est vraisemblablement le suivant : laisser les Allemands s’avancer en Belgique, ne surtout pas aller à leur rencontre et ignorer les appels désespérés de l’armée belge; lancer quelques offensives en Alsace et en Lorraine pour fixer un maximum de soldats allemands et faire en sorte que l’aile marchante de l’ennemi chargée de déferler sur la France soit de cette façon considérablement amoindrie; enfin, quand celle-ci sera très engagée en Belgique, attaquer violemment dans les Ardennes belges pour bousculer le flanc central de l’ennemi, couper son armée en deux avant de la détruire. C’est finalement en Belgique que se déroulera la grande bataille qui verra les Allemands désemparés refluer en catastrophe sur leurs bases de départ, poursuivis par les Français. Sur le papier, la victoire est assurée. Sur le papier seulement, car rien ne va se passer comme prévu.

Pour qu’un tel projet soit couronné de succès, il est nécessaire d’évaluer correctement les forces de l’adversaire. Or, c’est là que le bât blesse. Si les armées d’active des deux principaux belligérants sont de taille similaire, en revanche l’armée allemande fait aussitôt entrer en ligne ses réserves quand la France, du fait d’un préjugé tenace sur leur moindre valeur, les tient majoritairement à l’écart des premiers chocs (Cf plus haut : article « En Alsace »). Joffre reconnaît avoir été averti du plan de mobilisation allemand, qui, dans sa version rénovée du 1er avril 1914, précise que les corps armés de réserve marcheront en même temps que les troupes d’active, mais il n’y a pas cru. Avec honnêteté il confessera plus tard cette lourde faute. (…)

C’est sur cette dramatique erreur d’appréciation – une sous-estimation de quelque 400 000 soldats allemands engagés en Belgique – que la guerre commence. »

Jean-Yves Le Naour : 1914, la Grande Illusion, p. 223-224

Le 19 août les choses sérieuses commencent : l’armée française fonce sur les allemands en Lorraine et dans les Ardennes Belges employant la méthode en vogue chez les stratèges français : une attaque à outrance, en grande masse, des fantassins baïonnette au canon . Mais elle tombe, sur un terrain particulièrement malaisé, très accidenté et boisé, sur des Allemands plus nombreux que prévu et bien préparés à la défensive, ayant disposé dans les bois de nombreux canons qui feront un jeu de massacre sur les soldats français.

Pendant ce temps le Général Lanrezac, ayant fini par en obtenir l’autorisation avec quatre jours de retard, s’est installé devant Charleroi, en liaison avec la forteresse de Namur où les Belges tiennent bon. Mais sa situation devient vite impossible car la IIIe armée allemande de Hausen est en train de passer par Dinant pour le contourner. Au nord-ouest l’armée de Kluck (320 000 soldats) déferle depuis Bruxelles sur l’armée britannique (bien moins nombreuse) à Mons. Les Anglais, qui ont retenu la leçon de la guerre des Boers ont préparé leur défensive et encaissent solidement le choc, mais à cause du reflux français se retrouveront bientôt seuls face à l’ennemi.

Tout cela ne facilite pas les relations entre les alliés. La réunion du 25 août au QG du maréchal French à St Quentin est particulièrement tendue et n’aboutit à rien, les Anglais auxquels il a été beaucoup demandé ne faisant désormais plus aucune confiance aux Français en général et à Joffre en particulier.

« Mon Général quel est votre plan ? » demande French abruptement.

« comment , réplique le Général Joffre tout décontenancé , mon plan ? »

Il n’en a en effet plus aucun !

Sauf de constituer à la hâte une 6e armée qui se rassemblera autour d’Amiens.

Mais c’est trop tard ; malgré une offensive réussie de Lanrezac et de sa 5e armée, le 29 août, en direction de St Quentin (« la bataille de Guise ») dont profiteront les Anglais pour filer (à l’anglaise), rien ne parait plus pouvoir arrêter les Allemands dans leur marche vers Paris : le désastre de 1870 semble se reproduire.

A moins d’un miracle ?